Jean DORST (1924-2001  
" L'homme succombera tué par l'excès de ce qu'il appelle la civilisation. " J. H. Fabre. Souvenirs entomologiques, VI.

Les grands problèmes de la conservation de la nature tels qu'ils se posent à l'heure actuelle sont en réalité étroitement liés à ceux de la survie de l'homme lui-même sur la terre. Certains philosophes ne craignent pas d'affirmer que 1 'humanité fait fausse route. S'il ne nous appartient pas ici de les suivre ni même de porter un tel jugement, nous pouvons néanmoins affirmer avec tous les biologistes que l'homme a fait une erreur capitale en croyant pouvoir s'isoler de la nature et ne plus respecter certaines lois de portée générale. Il y a, depuis longtemps déjà, divorce entre I 'homme et son milieu. Le vieux contrat qui unissait le primitif et son habitat a été brisé d'une manière unilatérale par I 'homme dès que celui-ci s'est cru assez fort pour ne suivre dorénavant que les seules lois forgées par lui-même. Il convient, même si cela coûte à notre orgueil, de revoir entièrement cette position, de signer un nouveau pacte avec la nature nous permettant de vivre en harmonie avec elle. Ceci est la meilleure manière d'en tirer un revenu permettant à l'homme de se maintenir sur terre et de faire progresser sa civilisation sur le plan technique comme sur le plan spirituel.

Seule cette harmonie permettra de sauver à la fois 1 'homme et la nature sauvage, deux aspects, deux données d'un même problème que l'on a voulu dissocier pendant longtemps, mais entre lesquels on s'aperçoit qu'il n'est plus possible de faire une séparation. La nature ne sera pas sauvée contre I 'homme, elle doit l'être parce que cela constitue la seule chance de salut matériel pour l'humanité en raison de l'unité fondamentale du monde dans lequel nous vivons.
II faut avant tout que l'homme se persuade qu'il n'a pas le droit moral de mener une espèce animale ou végétale à son extinction. D'abord parce qu'il n'est pas capable de la créer, mais seulement de la conserver. Ensuite -cela est peut-être une raison sordide et intéressée, mais elle a sa valeur -parce qu'un jour nous pourrons l'utiliser et en tirer un profit actuellement imprévisible. Pour assurer cette survie, tous les moyens doivent être mis en œuvre, y compris le classement de parcelles de terre en réserves intégrales, mesure indispensable aux yeux du naturaliste, comme: de celui qui veut disposer d'un étalon pour juger l'évolution des communautés biologiques sous l'influence de l'homme et orienter celle-ci en vue du meilleur rendement des terres mises en valeur.

           
Pingouin torda victime d'une marée noire (1967) et Tortue caret (espèce menacée d'extinction)
Ces images sont extraites de son ouvrage "Avant que nature ne meure" 1965.

Mais la conservation de la nature sauvage doit aussi être défendue par d'autres arguments que la raison et notre intérêt immédiat. Un homme digne de la condition humaine n'a pas à envisager uniquement le côté utilitaire des choses. La notion de rentabilité que nous prônons volontiers, l'aspect " fonctionnel " de tout ce que nous recherchons, nous font commettre des erreurs impardonnables dans notre comportement de chaque jour. La nature sauvage ne doit pas uniquement être préservée parce qu'elle est la meilleure sauvegarde de l'humanité, mais parce qu'elle est belle. L'homme n'existait pas encore, et cela pendant des millions d'années, et déjà un monde semblable ou différent du nôtre étalait ses splendeurs. Les mêmes lois naturelles régissaient son équilibre et distribuaient montagnes et glaciers, steppes et forêts à travers des continents. L 'homme est apparu comme un ver dans un fruit, comme une mite dans une balle de laine, et a rongé son habitat, en sécrétant des théories pour justifier son action.

Quelle que soit la position métaphysique adoptée et la place accordée à l'espèce humaine dans le monde, l'homme n'a pas le droit de détruire une espèce de plante ou d'animal, sous prétexte qu'elle ne sert à rien. Nous n'avons pas le droit d'exterminer ce que nous n'avons pas créé. Un humble végétal, un insecte minuscule contiennent plus de splendeurs et plus de mystères que la plus merveilleuse de nos constructions.
Le dodo, le grand pingouin, le pigeon migrateur, l'aurochs, le zèbre quagga et beaucoup d'animaux plus humbles ont disparu à tout jamais par suite de la malfaisance d'une humanité qui a fait fausse route et qui a cru tout pouvoir remplacer par les produits de sa propre industrie. Souhaitons que ces extinctions soient compensées par celles de l' Homo faber, et de l' Homo " technocraticus ", bourgeonnement récent et déjà archaïque du phylum hominien. Il est temps que domine à nouveau l' Homo sapiens, celui qui sait que seul un juste équilibre avec la nature tout entière peut lui assurer sa légitime subsistance, et en définitive le bonheur spirituel et matériel auquel il aspire.

Jean Dorst, Professeur au Museum national d'histoire naturelle de Paris
La nature dé-naturée
Delachaux et Niestlé, 1965, collection Points

Une partie de sa bibliographie :
Les migrations des oiseaux (1956)
Les oiseaux (1959)
The migrations of birds (1962)
Les animaux voyageurs (1964)
Avant que nature meure (1965)
South America and Central America (1967)
La Vie des Oiseaux (1972)
L'univers de la Vie (1975)
La Force du Vivant (1979)
La Planéte vivante (1985)
Asia Sud-Orientale (1987)
Guides des mammifères d'Afrique (1970) par Jean Dorst, Pierre Dandelot
Demain les oiseaux" par Rudolf Schreiber, Anthony Diamond, Jean Dorst & Antoine Reille
Ainsi que de nombreuses participations à des ouvrages collectifs.